Après la tempête : réflexions sur une révolte qui fit pschitt

20 Fév 2024

 

ferme bec hellouin@La Ferme du Bec Hellouin

Difficile de passer à côté de la crise agricole qui a éclaté sans prévenir le mois dernier. Blocages, improbable traversée du pays en tracteur, chaînes infos en roue libre relayant des revendications, de la colère, du mal-être que beaucoup ne soupçonnaient pas. Puis, une fois les tracteurs et les pneus rentrés en vitesse suite à l’annonce du report du plan Ecophyto 2030, vint le temps de l’effarement.

Que s’est-il passé ? Comment les revendications bien légitimes des agriculteur.ice.s déconsidéré.e.s et en voie de paupérisation se sont-elles transformées en un renoncement assumé sur la transition agricole et écologique ?

J’ai voulu partager mon désarroi et comprendre quels enseignements l’on pouvait tirer de cette séquence, qui a au moins eu le mérite de créer de l’échange entre agriculteur.ice.s et de faire éclater le mal-être agricole au grand jour.

J’ai appelé Perrine Bulgheroni, ancienne juriste internationale, qui a officié pendant 18 ans à la ferme du Bec Hellouin en Normandie et se consacre aujourd’hui à l’émergence de projets agricoles. Au beau milieu de sa journée de train, je lui ai demandé comment elle avait vécu cette crise agricole : « J’étais très contente, au début je me suis dit « enfin » car suite aux gilets jaunes et après la crise covid, le prix des matières premières a flambé et l’équation économique est devenue très difficile à équilibrer pour les bios comme pour les conventionnels. Il ne faut pas oublier qu’il y a une grande disparité entre les gros qui touchent beaucoup d’argent de la PAC et ceux qui tirent le diable par la queue. Ça aurait même pu péter avant… Heureusement que les agris se montrent enfin ! »

Même son de cloche pour David Peyremorte, un agriculteur drômois qui cultive 60 hectares en Gaec familial divisé entre le maraîchage , les cultures légumières, les céréales, et un petit troupeau de brebis dans la plaine de la Valdaine non loin de Montélimar : « J’ai 100% de compréhension pour ce soulèvement spontané. Ici dans la plaine, 95% du monde agricole était présent, jeunes et vieux, de tous horizons. On a senti beaucoup de solidarité dans la population agricole.
On ne gagne plus sa vie en agriculture, même pas 5 € de l’heure. Et face à nous, on a une hydre administrative qui ne nous comprend pas. C’est kafkaïen. Si vous implantez une culture qui n’est pas reconnue par le satellite de la PAC qui passe tous les 3 jours photographier les parcelles, c’est à vous de prouver qu’elle était bien là pour toucher vos primes. Peu importe si la culture est moissonnée et déjà vendue. En cas de contrôle, même sans avoir rien fait de mal, on va devoir fournir des justificatifs pendant des heures et finir par se faire coincer. »

Le tableau dressé par David fait frémir. A bien y réfléchir quelle profession accepterait de travailler 70h par semaine pour des salaires bas, quasi sans vacances, avec des charges qui augmentent et des contraintes administratives toujours plus fortes. « Certains envoient tout bouler et se suicident parfois dans une misère totale. Les pouvoirs publics s’en foutent. Il y a un grand sentiment d’abandon. »

De jeunes agriculteurs mobilisés

De jeunes agriculteurs mobilisés @Quentin TOP

La loi d’orientation agricole en préparation pourrait permettre de simplifier les choses, la France était visiblement assez douée pour choisir des modalités d’applications des lois européenne complexes et tatillonnes, qui favorisent toujours l’agriculture industrielle.

On s’attend forcement à trouver d’autres causes plus profondes et structurelles à cette flambée de colère qui semble venir de loin. Pour Perrine Bulgheroni « On a un très gros souci de transmission et d’accès à la terre dans ce pays : une grande part des fermes qui arrêtent partent à l’agrandissement. Cette course aux surfaces n’a pas de sens. Pour un jeune en Normandie, racheter une ferme c’est commencer par investir 1,5 million d’euros et à ce prix-là, tout reste à faire. C’est impossible de reprendre ces fermes, à part pour les entreprises de l’agro-industrie ».

La tendance est donc à investir, moderniser, s’endetter. Les charges sont bien là mais les revenus, eux, fluctuent avec les cours mondiaux des céréales, au gré des aléas climatiques, des conflits et des poussées spéculatives. David Peyremorte est représentant de la Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique dans les instances européennes. Il témoigne du biais présent dans ces hauts-lieux de décision. « J’ai assisté à des réunions surréalistes avec un chef de cabinet du commissaire à l’agriculture. Il disait en substance que c’est avec la technologie qu’on y arrivera, que c’est la solution à tous les problèmes. Alors qu’on sait qu’on va vers des dépendances supplémentaires qui vont asservir le monde agricole. C’est surréaliste, un agriculteur se suicide par jour. Il faut maintenant recréer des modes d’accompagnement pour l’ensemble des agriculteurs. Il faut remettre des humains, pas de la numérisation et des robots. Les lobbies de l’agro business sont très performants et imposent cette idéologie. »

Le libre échange souvent pointé du doigt comme le responsable de cette situation est-il dissociable du système agro-alimentaire ? Perrine Bulgheroni proposerait volontiers un système pour découpler l’agriculture nourricière de l’agriculture industrielle, même si la proposition semble éloignée des réflexions actuelles.
« C’est bien la première fois que les agriculteurs se plaignent du libéralisme. L’agriculture française a aussi beaucoup gagné avec le libre-échange, ça ne gênait pas grand monde jusqu’ici d’exporter et de tuer des marchés locaux en Afrique. Sortir du libre-échange, même entre agriculteurs il y aurait du débat. Car si on va au bout de la logique, tout le monde retournerait dans son cercle géographique initial et vendrait beaucoup moins. Il faut aussi voir le degré de transformation d’un aliment : à deux niveaux de transformation ce n’est plus vivrier. En apposant un label de « consommabilité directe » pour distinguer l’agriculture qui nourrit les gens et celle destinée au bétail ou au bioéthanol, on pourrait la favoriser en l’exonérant de charges et de TVA par exemple. On limiterait les produits que l’on exporte puis qu’on réimporte après transformation. Ce que tu produis à flux tendu tu ne l’envoies pas loin. »

Si le gouvernement semblant changer d’avis sur le sujet a promis de voter contre le traité de libre-échange du Mercosur, ce n’a pas été le seul revirement observé sous la pression des tracteurs et des syndicats ragaillardis à un an des élections dans les chambres d’agriculture. Alors que les revendications de la base portaient sur une simplification administrative et sur la question des revenus, les annonces du premier ministre ont porté sur la simplification et le maintien des aides sur le Gazoil agricole (GNR) mais également sur le report du plan Ecophyto qui prévoyait 50% de diminution de l’utilisation des produits phytosanitaires à l’horizon 2030. C’est le troisième plan de ce genre, les précédents n’ayant pas permis de réduire significativement leur usage.

Pour Perrine Bulgheroni, pointer l’écologie comme responsable de la crise, c’est un jeu de dupes. « Les médias ont fait mousser les revendications entendues sur les blocages … Au départ on parlait des normes environnementales sans vraiment savoir ce qu’il y avait derrière.
Alors oui, elles sont trop alambiquées, mais les médias ont rapidement créé une opposition entre agriculteurs et écologistes sans manquer de les égratigner au passage et les rendre responsable de la crise actuelle. Ça arrange tout le monde à commencer par le gouvernement à qui ça ne coûte pas cher, mais les citoyens sont au milieu. »

David Peyremorte lui, revient sur l’impossibilité réelle ou ressentie de se passer de produits phytosanitaires et les difficultés pour celles et ceux qui s’engagent dans l’agroécologie en dépit des discours. « Il existe quelques difficultés techniques sur certaines cultures pour se passer d’un produit mais c’est à la marge. C’est les agriculteurs les premiers touchés par les phytos, et on leur dit : « continuez de vous empoisonner » plutôt que de chercher à les protéger. Évidement c’est ingérable ces distorsions de concurrence où l’on laisse rentrer un fruit en France même s’il est traité avec un produit interdit ici. Dans le bio, on a un cahier des charges unique pour toute l’Europe depuis 10 ans. Il n’est pas parfait mais un tel système nous éviterait d’entendre qu’il faut réautoriser des molécules dont on sait qu’elles sont dangereuses. On définirait une règle européenne et on pourrait progresser ensemble. »

Et David d’enchainer sur la différence fondamentale de philosophie entre les modèles conventionnels ou agroécologiques. « En bio ou en conventionnel : on est tous paysans et agriculteurs et chacun est plus ou moins avancé dans ses techniques environnementales. Si tu travailles pour avoir un sol fertile, riche et que tu sèmes des variétés de pays, tu as besoin de très peu de produits pour soigner les maladies. Mais si tes sols sont à moitié morts : il te faut beaucoup d’engrais, et de piqure en produit phyto. Toutes les maladies du monde tombent sur la plante à cause du déséquilibre fondamental du sol. Le problème c’est qu’avec l’application de la PAC « à la Française » pour bien vivre de ton métier, tu dois faire de la monoculture et enlever tes arbres, là c’est simple pour faire tes déclarations. Si tu plantes des arbres, ou que tu remets de la biodiversité qui pourraient te permettre de te passer de phytosanitaires grâce aux auxiliaires et à la diversité des cultures, ce sera un enfer pour remplir ton dossier PAC et tu perdras des aides, ainsi que la possibilité d’être assuré en cas de calamité agricole. On marche à l’envers.»

Blocages agricoles @Sami Belloumi La Voix du Nord

Blocages agricoles @Sami Belloumi La Voix du Nord

Technologie ou non, la transition agroécologique n’est pas un choix idéologique mais bel et bien un passage obligé pour continuer à produire tout en régénérant les écosystèmes dont nous dépendons. L’agriculture familiale est elle aussi menacée par l’industrialisation des fermes qui deviennent intransmissibles à force de grossir et seront à terme rachetées par des firmes de l’agro business. A court terme évidement, il sera toujours plus intéressant de continuer à produire sur de très grandes surfaces sans prendre soin de la santé des agriculteur.ice.s et de l’équilibre des écosystèmes. Mais n’a-t-on pas créé la notion d’intérêt général pour justement permettre aux politiques de réaliser ces arbitrages qui nuisent aux intérêts économiques de court terme ?

En attendant l’acte 2 de la mobilisation et les prochaines annonces, ne perdons pas de vue que sauver l’agriculture ne pourra se faire qu’en protégeant notre capital commun : les sols et les écosystèmes.